PARIS : Assange et la mauvaise conscience des médias
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PARIS : Assange et la mauvaise conscience des médias
Entre autres étonnements qui doivent saisir toute personne normalement constituée quand elle découvre la situation où se trouve le fondateur de WikiLeaks : une fois digéré le paradoxe d’un journaliste emprisonné pour avoir rendu public des crimes dont les responsables sont, eux, toujours en liberté, ne nous reste plus qu’à constater l’indignité des médias dominants, notamment français.
Sans remonter aux trois années de rappel quotidien, par les journaux télévisés, au milieu de la décennie 1980, que les journalistes Jean-Paul Kauffmann et Michel Seurat étaient retenus en otage au Liban. On se souvient, vingt ans plus tard, des gigantesques affiches pour la libération de la journaliste Florence Aubenas enlevée à Bagdad. Ou encore des messages diffusés quotidiennement sur France Inter pour la libération des journalistes Christian Chesnot et Georges Malbrunot, enlevés en Irak un an plus tôt. Et en 2023, l’État français a bien sûr “appris avec un immense soulagement” le retour d’Olivier Dubois, journaliste retenu en otage au Mali depuis 2021. Le corporatisme journalistique est-il lui aussi soumis chez nous à la préférence nationale ?
Pas seulement. Parce que le traitement venimeux d’un journaliste qui n’est “pas des nôtres” est tout aussi répandu dans les autres médias occidentaux. Variation sur le thème “Deux poids, deux mesures”. Qu’il suffit d’illustrer en comparant les statuts de Julian Assange et d’Alexeï Navalny. Certains lanceurs d’alerte méritent plus que d’autres l’attention bienveillante de nos médias : selon que vous serez du côté des puissants ou contre eux, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.
Mercredi dernier à la Bourse du travail de Paris, aux abords de la place de la République, avait lieu un débat autour du livre de la journaliste italienne Stefania Maurizi : synthèse de sa collaboration avec WikiLeaks et de quinze ans d’enquête sur les médias indépendants, la censure et les crimes d’État. Organisée par le Comité de soutien Assange, cette rencontre rassemblait les plus actifs de cette cause, soit Acrimed, Le Monde diplomatique, Anticor, Blast, la Ligue des droits de l’homme, Les Mutins, Le Mouvement de la paix et Le Vent se lève. Une liste de l’ensemble des soutiens de WikiLeaks réunit royalement une cinquantaine de structures, listées dans l’“Appel de Paris [sic] pour Julian Assange”, où les médias sont pour le moins minoritaires — même avec L’Humanité, AuPoste, la Fédération internationale des journalistes, Là-bas si j’y suis, Siné Mensuel et le Syndicat national des journalistes, la corporation ne pèse pas bien lourd. Et en ajoutant quelques figures politiques (dont le mathématicien et ancien élu LREM Cédric Villani et Arnaud Le Gall au nom de LFI) plus quelques notables intellectuels ou artistes ayant demandé que la France accorde à Assange l’asile politique (dont Jacques Audiard, Éric Cantona, Costa-Gavras, Mathieu Kassovitz, Edgar Morin, Thomas Piketty et Ludivine Sagnier), on a convoqué le ban et l’arrière-ban des soutiens d’Assange.
Mais le plus remarquable reste l’absence éclatante des médias dominants. En cherchant bien, on trouve évidemment dans leurs colonnes et programmes quelques articles ou émissions, sinon des brèves, ici et là, consacrées aux mésaventures d’Assange – dont un projet d’enlèvement et d’assassinat par la CIA. Mais sans insister, comme en passant. Sinon en étant plus ou moins malveillants, avec des papiers truffés d’erreurs (comme dans L’Obs) ou ambigus — comme Pierre Haski sur France Inter, Edwy Plenel dans Mediapart, les éditoriaux du Monde, etc.
Il semble en outre que, plus on monte en classe et en importance sociales, plus on est informé, plus on s’aligne sur la propagande officielle, aussi grossière soit-elle. Intervenant mercredi dernier aux côtés de Stefania Maurizi, la journaliste au Monde diplomatique Anne-Cécile Robert racontait qu’invitée en 2022 avec François Hollande à l’université d’été de l’École du Centre-Ouest des avocats, elle avait demandé à l’ancien président les raisons pour lesquelles la France n’avait pas, à l’instar d’autres pays — dont la Bolivie, le Honduras, Cuba, l’Argentine, le Brésil, le Mexique, le Venezuela, le Nicaragua et la Colombie —, soutenu la libération d’Assange en lui offrant asile. Tressautant, l’ex-président invoqua un “vol de documents”… Cette défausse dérisoire ne vaut pas celle de Gérald Darmanin face aux “coups de sang légitimes de ceux qui souffrent et qui gagnent pas beaucoup d’argent” — élévation du culot politique au meilleur de l’art dramatique. Mais elle thahit l’habitude du mensonge et l’impunité des vilaines petites lâchetés.
Pour autant, la meilleure information ne manque pas sur L’Affaire WikiLeaks : en plus d’un autre livre important, L’Affaire Assange. Histoire d’une persécution politique, par Nils Melzer, ancien rapporteur sur la torture de la Commission des droits de l’homme des Nations unies (du même auteur, lire aussi “Cajoler Pinochet, briser Assange”), signalons deux documentaires : Hacking Justice et Ithaka.
Mais, on l’a compris, on ne peut pas compter sur grand-monde pour leur diffusion — qu’il s’agisse de médias, d’édition, de librairie ou de cinéma… Pourtant, cette affaire ne se réduit pas à ce que vit un individu, aussi remarquable soit-il, juste sa cause et injuste le traitement qu’il subit. Le message adressé par les maîtres du monde au travers de l’“affaire WikiLeaks” concerne toute personne soucieuse de sa liberté d’expression : voilà ce qui vous attend si vous bravez l’ordre dominant.
Sur L’Affaire WikiLeaks, en attendant deux interviews de Stefania Maurizi (dans Blast et Elucid), lire en ligne :
— “Un jeu inégal. Préface à L’Affaire WikiLeaks”, Serge Halimi (Au jour le jour, janvier 2024)
— “‘À l’heure où j’écris ces lignes…’ Avant-propos à L’Affaire WikiLeaks”, Ken Loach (Au jour le jour, janvier 2024)
Également :
— “‘Stefania Maurizi : ‘Si Julian Assange est extradé, ce sera sa mort morale et la mort éthique du journalisme’”, propos recueillis par Meriem Laribi, Marianne, 24 janvier 2024
— “L’Affaire Wikileaks, de Stefania Maurizi, leçons d’investigation”, France Culture, 20 janvier 2024
— “Là où Julian Assange a des amis”, Meriem Laribi (Le Monde diplomatique, février 2023)
Prochaines rencontres :
- Toulouse (31), le 6 février à 18h : À l’occasion de son livre Pour ne pas en finir avec la nature, Patrick Dupouey sera invité par la librairie Ombres-Blanches (50 rue Gambetta, Toulouse) à questionner les conséquences pour une écologie conséquente du relativisme et de l’abandon de l’universalisme.
- Pantin (93), le 8 février à 19h : Les Amis de L’Humanité 93 invitent Pauline Perrenot, autrice de l’essai Les médias contre la gauche, à débattre avec Sophie Binet (secrétaire générale de la CGT) et Fabien Gay (directeur de L’Humanité) au 14 rue Victor-Hugo (Pantin).
- Metz (57), le 16 février à 18h30 : À l’occasion de la parution du livre de Stefania Maurizi sur L’Affaire WikiLeaks, en partenariat avec les Amis du Monde diplomatique, le Centre mosellan des droits de l’homme (CMDH), le Comité de soutien Assange (CSA) et la Free Assange Wave France (FAW), la librairie Autour du Monde (44 rue de la Chèvre) vous invite à une discussion sur les liens entre médias indépendants, censure et crimes d’État.