PARIS : Souvenir Français, l’oeil de l’historien
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PARIS : Souvenir Français, l’oeil de l’historien
Thomas Rabino, Laure Moulin, Résistante et sœur de héros.
Né en 1980, Thomas Rabino est journaliste à Marianne pour les pages culture, politique et société. Historien diplômé de l’université d’Aix-Marseille et spécialiste de la Résistance, il est l’auteur de plusieurs ouvrages salués par la critique (Le réseau Carte, L’autre Jean Moulin, Laure Moulin) et d’un essai sur la culture de guerre américaine (De la guerre en Amérique) qualifié d’« indispensable » par Emmanuel Todd.
Extraits Thomas Rabino, Laure Moulin. Résistante et sœur de héros, Paris, Perrin, 2021, pp. 7-26.
Prologue
Saint-Andiol, mi-juillet 1943. Le petit village à cheval sur la nationale 7 est écrasé par la chaleur. Un élégant trentenaire, cheveux plaqués en arrière, fine moustache, large carrure, vient de parcourir à vélo la vingtaine de kilomètres qui le séparent d’Avignon. Avec son allure, le commissaire Charles Porte ne manquerait pas de se faire remarquer si, à cette heure, les rues n’étaient pas vides.
La maison des Moulin est la première, sur sa droite, juste avant la route de Verquières. Une bâtisse typiquement provençale, carrée, deux étages, des encadrements de fenêtres bordés de blanc, derrière lesquels vivent Blanche Moulin et sa fille Laure, professeur d’anglais ne profitant guère de ses vacances. Car Laure est inquiète. La dernière lettre de son frère remonte au 17 juin. En avril, dans ce même salon, il l’avait bien prévenue d’une prochaine mise au vert, mais ce silence tranche avec ses habitudes. L’angoisse ronge cette femme entrée dans la cinquantaine, dont la retenue quotidienne prend, au premier abord, des airs d’austérité. Ses rides, légères au début de la guerre, se sont creusées sous le poids des soucis.
La cloche du portillon retentit. Rien qu’au regard de cet homme, Laure comprend. C’est le garde du corps de Jean. Il vient de loin. Elle garde une contenance pour ne pas alarmer sa mère, et s’isole en compagnie du résistant.
Son frère a été arrêté à Lyon le 21 juin, puis transféré à Paris.
Le choc aurait pu être plus fort encore, car Porte ne souffle mot sur les autres bruits qui circulent au sujet de la mort de Moulin, alias Max, le président du Conseil national de la Résistance. Maintenue dans l’ignorance pendant tout l’été, tenue à l’écart par peur d’une réaction qui mettrait en danger les cadres de la Résistance, Laure garde espoir. Jean a été arrêté ? Il doit être encore en vie. On ne tue pas un homme qui en sait autant ! Mais elle sait aussi que son frère n’est pas du genre à parler. Il préfèrerait mourir.
Hors de question pour elle de se morfondre à Montpellier et de soutenir le regard inquiet de leur mère. Que faire ? Sans attendre, Laure prend un train pour la capitale, et ment une première fois à sa mère, prétextant une réunion de l’organisation de bienfaisance dont elle est membre. Il s’agit, aussi, de se rapprocher physiquement du lieu où Jean est détenu. Du moins le croit-elle.
Au terme d’un interminable voyage, Laure découvre une Ville-Lumière qui n’est plus que l’ombre d’elle-même : teintée de vert-de-gris par les colonnes de soldats et les grappes de militaires sillonnant ses boulevards et ses places, Paris est souillée. D’immenses oriflammes à croix gammée s’étendent sur les monuments, places et boulevards sont hérissées de panneaux de signalisation en allemand. Comme en zone Sud, depuis le 11 novembre 1942. À Montpellier, elle croise chaque jour cet ennemi contre lequel elle lutte aux côtés de son frère depuis trois ans, quasiment jour pour jour.
Hébergée à deux pas du jardin du Luxembourg chez une amie d’enfance, Laure s’est mise en contact avec des compagnons de lutte, des amis de Jean, qu’elle connait depuis le milieu des années 30. Comment savoir où leur chef est détenu ? Est-il encore en vie ? « J’avais été paralysée dans mes démarches par le fait que nous ignorions si Jean avait été identifié[1] », écrira-t-elle. Impossible, en effet, de se rendre à la Gestapo, au 11 rue des Saussaies, dans le XVIe arrondissement. C’est là que les familles de personnes arrêtées par la « police allemande » espèrent prendre des nouvelles. Mais demander à l’ennemi ce qu’il est advenu de Monsieur Jean Moulin risque de faire tomber une couverture qui, peut-être, tient encore. Laure retournera à Paris à trois autres reprises pendant l’été, sans avancer d’un pouce. Elle se fait un sang d’encre, mais Blanche ne doit rien savoir.
Le 19 octobre 1943, à 12 h 30, un policier allemand frappe à la porte de l’appartement qu’elle partage avec sa mère, au 21 de la Grand-Rue, en plein centre de Montpellier. Blanche étant restée à Saint-Andiol, seule sa fille entend la terrible nouvelle : Jean est mort. Les questions fusent : dans quelles circonstances ? Qu’est-il advenu du corps ? Impossible de savoir. Le nazi tourne les talons. C’est pour obtenir des réponses que, deux jours après, elle franchit encore la ligne de démarcation. Puisque son frère a bel et bien été identifié, la résistante est décidée à s’aventurer dans la gueule du loup, au quartier général parisien de la Gestapo.
SOURCE : La lettre n°86 du Souvenir Français