PARIS : La diversité contre l’égalité, de Walter Benn Mic…
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PARIS : La diversité contre l’égalité, de Walter Benn Michaels
Publié en 2006, traduit par Frédéric Junqua en 2009 aux éditions Raisons d’Agir, La diversité contre l’égalité s’est à peu près perdu dans le nombre conséquent d’ouvrages d’idées qui inondent le marché de l’édition.
Pourtant la lecture de ce bref essai prophétique, sans complaisance, porté par la verve ironique d’un professeur de littérature américaine à l’université de Chicago, s’impose à quiconque souhaite se saisir de la politique inclusive, et éclairer sa manière de détourner l’attention des conséquences négatives du libéralisme. Si ce n’est à les maintenir.
La publicité s’est emparée de la notion de représentativité depuis au moins deux décennies maintenant. Dove fait figure de modèle, plébiscité tant pour la prétendue révolution marketing que la marque aura apportée avec ses visuels, mettant en avant des femmes de toutes les ethnies et de toutes les morphologies, que pour son faux pas de la campagne de 2017, qui a fait l’objet d’accusations de racisme. Nonobstant la justesse d’avoir une publicité qui reflète la diversité de la population, les sociétés comme Dove ont donné via leurs communications un visage à une tendance marketing, commerciale et politique plus globale que Michaels, bien avant la campagne de 2017, anticipe et fustige avec un ton acerbe, bien que très documenté. La thèse de ce dernier, sous un prisme marxiste, est telle : la diversité n’amène pas à une société plus égalitaire au titre d’une meilleure répartition des richesses, mais juste, éventuellement, à plus de minorités dans les classes dominantes qui le restent.
L’auteur place en premier lieu l’inanité selon lui de la notion de « race ». Un petit détour par la biologie — où il transmet des études allant dans le sens d’une différence génétique relative entre les races — amène, aux yeux de l’auteur, à la mise en relief de l’inconsistance sociologique du concept. Il ne nie pas qu’il y ait des marqueurs qui seraient statistiquement plus présents dans la communauté afro-américaine — qu’il prend en exemple — mais réfute l’idée qu’ils soient ethniques et impératifs. Il y aurait ainsi plus de convergences entre un Américain blanc CSP+ et un Afro-Américain de même statut qu’entre un Afro-Américain milliardaire et un autre n’ayant pu s’échapper d’un quartier lacéré de Chicago. Les modes de vie se rejoignent selon les enjeux de classe plus fédérateurs que ceux de l’appartenance à une éventuelle minorité (la perspective marxiste se lit ici). Michaels extrait à titre d’illustration un exemple de la littérature, une nouvelle de Charles Chesnutt très évocatrice en ce qu’elle montre un docteur afro-américain, à l’époque de la ségrégation, être gêné par un sentiment d’exclusion raciale, surtout perturbé d’être dans le wagon des êtres qualifiés par le narrateur de « malodorants » et bruyants » alors que son portefeuille devrait lui permettre de voyager autrement.
Toute l’habileté de la stratégie de la diversité est d’ignorer cette observation, stipulant que les problèmes de fond de nos sociétés sont liés à la discrimination. Pour preuve la représentation des minorités dans certaines statistiques telles que la pauvreté. Or comme Michaels le dévoile, chiffres à l’appui, les Blancs, aux États-Unis du moins, forment une part non négligeable des personnes vivant sous le seuil de pauvreté. D’après des données plus récentes que le livre, publiées depuis par le United States Census Bureau (bureau de recensement étatique lié au Département du Commerce), le taux de pauvreté chez les Américains blancs est de 7,1 % en 2019, soit, exactement le même que chez les Asiatiques. Un monde égalitaire sur le plan du racisme n’induirait donc pas, de facto, une baisse de la pauvreté, mais tout au plus, une baisse de la pauvreté chez les Afro-Américains…
D’ici l’auteur arrive au secteur de l’éducation, qu’il suit des premières loges en tant que professeur d’université. Michaels rappelle que dans aucune université prestigieuse, le fait d’être de telle ou telle couleur de peau n’est un frein à l’entrée, notamment juridique. Ce qui est un obstacle potentiel, ce sont toujours les moyens auxquels on a accès depuis la naissance, dispositifs humains, relationnels, intellectuels, matériels, financiers pour pouvoir candidater à ces écoles prestigieuses. La corrélation entre les résultats d’accès à ces concours d’entrée et les revenus familiaux l’indique, les classes aux plus bas revenus ayant les résultats les plus bas. Ainsi le manque de minorités, notamment afro-américaines, n’est pas lié au racisme, mais au fait que les Afro-Américains sont surreprésentés dans les familles à très bas patrimoine. Chiffres à l’appui encore, l’auteur dévoile que les politiques de discrimination positive dans les grandes écoles n’ont rien changé à la représentation d’élèves issus de familles à revenus modestes voire bas. Ce qui change en revanche, c’est le fait que ces mêmes établissements d’éducation, voyant que leur école accueille de fait des minorités, mais des minorités riches, se rassurent eux-mêmes quant à la prétendue inclusivité de leur environnement.
Cette mascarade va de pair avec la notion rendue omniprésente de respect de l’Autre, à laquelle Michaels consacre la dernière partie de sa réflexion. Ainsi de l’émission de télé-réalité On a échangé nos mamans (Wife Swap aux États-Unis) avec la mère aisée qui se rend compte des valeurs familiales qu’elle laisse de côté, car son pouvoir d’achat lui permet d’aller au golf pendant qu’une domestique s’occupe de ses enfants, tandis que la mère plus modeste témoigne face caméra que l’argent ne fait pas le bonheur, et que rien ne remplace la présence quotidienne auprès de ses progénitures. Le discours de l’émission, semblable à l’idéologie globale, symptomatique, est que le souci des pauvres n’est pas de rester pauvre — au contraire, c’est très bien ainsi. Ce qui compte, c’est de se respecter entre classes. Avec, si possible, la moraline de la beauté d’être pauvre, avouée avec beaucoup d’émotion par les classes mieux loties… Autre statu quo, autre camouflage « humaniste » destiné à masquer les réalités matérielles qui continuent de bâtir nos quotidiens et de saper tant d’existences.
Michaels a l’excellente idée de conclure par un épilogue étonnant dans lequel il explique le point fondateur de ses observations : sa propre existence de professeur de gauche, transmettant des cours contribuant à diffuser cette idéologie, bénéficiant de revenus élevés malgré son positionnement politique. Abordant l’inutilité de son propre vote ou se plaçant en bénéficiaire de l’injustice d’un système qu’il dénonce, l’auteur achève son livre salutaire avec une autocritique aussi drôle que juste, qui devrait donner l’exemple à bien des esprits peu à même de s’observer dans leur miroir trop longtemps. Le parallèle avec une partie de la gauche hexagonale peut, ici, sauter aux yeux, tant cette dernière paraît, à la faveur des intérêts de vote, avoir rogné sur certaines de ses valeurs censément génétiques — la défense du travailleur salarié est dépriorisée au profit de l’individu appartenant à une minorité — tout en continuant à s’affirmer, notamment, anticapitaliste.
Il conviendra de préciser que les échos que peuvent rencontrer en France les réflexions de Walter Benn Michaels se situent dans un contexte d’américanisation des enjeux sociétaux dont les partis de gauche sont la figure de proue (Justice pour Adama en succédané de Black Lives Matter). La stratégie critiquée par l’auteur étant née sur les ruines de l’échec du melting pot états-unien, elle est à mettre en perspective avec les spécificités sociétales, politiques et culturelles de notre continent. En somme, plus Michaels aura raison, plus il faudra sentir que l’américanisation contamine le champ qui est le nôtre…
Vera Perini
19/12/2024
Walter Benn Michaels, La diversité contre l’égalité (The Trouble with Diversity: How We Learned to Love Identity and Ignore Inequality) traduction Frédric Junqua, Paris, Raisons d’Agir, 2009, 160 p.
SOURCE : L’actualité de l’Institut ILIADE pour la longue mémoire européenne.