SAINT TROPEZ : « Schizofamily », une nouvelle de Sylvie B…
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SAINT TROPEZ : « Schizofamily », une nouvelle de Sylvie Bourgeois Harel à l’approche de Noël
Pour Sylvie Bourgeois Harel , « Noël est la période où les familles se réunissent pour fêter le réveillon et passer la journée du 25 décembre ensemble ».
« L’occasion de vous offrir à lire ma nouvelle Schizofamily qui fait partie de mon recueil « On oublie toujours quelque chose ».
Schizofamily
Ma maman est épuisée. J’ai 30 ans et je veux la sauver. J’emmène alors mes trois frères aînés qui vivent toujours chez nos parents consulter un psychiatre. Au dernier moment, maman décide de nous accompagner avec mon père paralysé qui ne peut plus parler depuis son AVC.
— Bonjour, bonjour, monsieur le psychiatre, je dis en arrivant, j’aimerais que nous fassions une psychothérapie familiale pour sauver ma maman.
— Très bien, qui êtes-vous ? me demande-t-il.
— Nous sommes une schizofamily.
— Pardon?
— Oui, c’est un peu compliqué, mais je vais essayer de vous résumer la situation. Mon frère Ferdinand, ici présent, est certainement schizophrène, il se prend pour un prince. Il se fait même appeler le prince O, alors qu’il est photographe. Quant à mon autre frère André, il doit être schizogame, il ne pense qu’à se reproduire, alors qu’il est architecte. Son grand leitmotiv est de dire qu’il aime autant créer l’habitat que l’habitant. Quant à mon frère aîné Gustave, il est sûrement schizothymique, il ne parle qu’aux poissons, c’est bien simple, il passe ses journées sous l’eau. Et quant à ma petite maman chérie, je pense qu’elle est schizoïde, elle ne veut plus sortir avec ses copines.
Le psychiatre se gratte la tête et nous invite à nous asseoir. Mais ma mère reste debout et s’approche de lui.
— Si vous saviez, docteur, comme j’ai hâte d’être dans le trou, elle lui dit, je n’en peux plus.
Je me lève à mon tour. Maman est l’amour de ma vie. Je ne peux pas l’entendre parler ainsi. Je la prends dans mes bras et l’aide à se rasseoir.
— Je dois vous expliquer, docteur, que mes trois frères qui sont pourtant grands, Gustave le sous-marin a 40 ans, André le reproducteur, 37, et Ferdinand le photographe qui est persuadé d’être photographe de terroristes, 34, habitent toujours à la maison. Ma mère n’en peut plus de devoir continuer de leur faire à manger pire que s’ils étaient des bébés, d’autant qu’ils ne lui donnent jamais d’argent et que mes parents sont ruinés.
Soudain, Ferdinand s’énerve et se met à hurler :
— Elle a beau jeu, Cécile, de dire ça, mais elle n’a jamais voulu en faire de bébés, et je sais pourquoi, mais je ne vous le dirai pas. En tout cas, pas là.
— Justement docteur, j’ajoute, je suis venue pour vous les refiler, les bébés, ma mère est épuisée, ils vont finir par la tuer.
— Il faut que vous sachiez docteur, intervient ma maman, que ma fille est persuadée d’être ma mère.
— Ben oui, ma petite maman, je lui dis en l’embrassant tendrement, tu es ma fille et je t’aime.
— N’empêche, hurle de nouveau Ferdinand, le premier bébé à soigner est Gustave, il est jaloux d’un poulpe qui a un plus gros zizi que lui.
— Je suis désolé, docteur, rougit Gustave, prince Ferdinand est en plein délire, et c’est comme ça toute la journée, vivement que je retourne sous l’eau.
— Ose dire que ce n’est pas vrai, continue de hurler Ferdinand, la preuve, tu ne t’en sers jamais de ton zizi.
— Ce n’est pas faux, ajoute ma mère, la première chose que Gustave fait lorsqu’il rencontre une sirène, il l’emmène à la messe, alors forcément, ça prête à confusion.
— Puis il faudra s’occuper d’André, se calme Ferdinand. Depuis que sa femme l’a quitté, il est devenu alcoolique.
— Oui, mais moi, dit André en riant, mon zizi, je sais m’en servir.
— Ah ça oui, approuve ma mère en riant également, il tient ça de son père, un vrai matou à mettre son zizi partout, alcoolique, lui aussi.
— C’est vrai, je bois beaucoup, confirme André, que voulez-vous, créer des maisons et leur faire des bébés, ça me donne soif.
— Il a même couché avec une terroriste qui habite dans notre quartier, s’affole de nouveau Ferdinand.
Le docteur me questionne du regard.
— Bon, docteur, je lui dis, accepteriez-vous de soigner ma schizofamily que j’aime quand même ?
— Dites-moi déjà, chacun votre tour, de quoi vous souffrez exactement, il me répond en nous scrutant bizarrement derrière ses lunettes baissées.
Contre toute attente, Gustave commence :
— Aux poulpes qui ont plein de zizis, avoue-t-il. Et aussi à André qui se sert plus du sien que moi, ça me rend fou. Et également à ma petite sœur qui ne veut pas vivre avec nous, alors que j’ai toujours voulu l’épouser. Sans compter la présence de Ferdinand qui passe ses journées, allongé à faire du canaping dans le salon de la maison, et qui dit toujours la vérité, c’est pour ça que je veux l’interner.
— Et bien moi, dit Ferdinand, je souffre à Gustave qui n’arrête pas de me taper. Il croit peut-être que ses coups vont remettre mes idées en place. N’importe quoi ! La violence n’a jamais résolu la jalousie, et vous le savez très bien, docteur. Je vous assure, ce n’est pas de ma faute si mon cerveau est cassé et si ma tête s’inquiète autant de toutes ces guerres qui vont finir par enflammer la planète. Et puis, je ne veux pas que Gustave réussisse à m’enfermer dans un asile pour cinglés, mon papa paralysé a besoin de moi. Oui, c’est moi qui aide toujours ma maman à pousser sa chaise roulante ou à les conduire faire des courses, ou même une promenade à la campagne. Il est content, mon papa, de voir des vaches ou la forêt, ajoute-t-il en mettant son bras devant le visage comme pour se protéger d’un éventuel coup de Gustave.
— Quant à moi, dit André, je souffre à mes clients qui pensent que sur mon front, il y a écrit couillon qui ne travaille que pour créer de la beauté et qui en profitent pour ne pas me payer. Et aussi à mon idiot de banquier qui n’arrête pas de m’appeler à cause de mon découvert. À force, il m’empêche de travailler. Merde, je suis architecte, pas comptable ! Qu’on me donne des maisons à dessiner, pas des chiffres à additionner. Je souffre également aux bouteilles de mon père que j’ai toutes finies, et à ma mère qui ne veut plus m’en acheter.
J’observe mes trois frères, étonnée de leur franchise.
— Quant à moi, je dis, je souffre à mes parents. Ils n’ont que 68 ans. Ils sont beaux, généreux, drôles, intelligents, jeunes encore. Ils nous ont appris la liberté, l’amour, la curiosité, l’art de ne jamais nous ennuyer, de savoir argumenter, d’être passionnés. Ils ne méritent pas toute cette schizofolie.
Ma maman me sourit. J’aime quand ma maman me sourit. J’ai l’impression de lui redonner un peu de vie.
— Quant à moi, dit-elle en parlant tout doucement, je souffre à mon mari paralysé qui ne peut plus me prendre dans ses bras, ni me dire qu’il m’aime, alors que nous avons été de si beaux amants. C’est fini, tout est fini.
Sur sa chaise roulante, mon père qui se demande depuis le début du rendez-vous ce qu’il fait là, dans le bureau de ce médecin qui ne l’a pas ausculté, pose sa tête sur l’épaule de ma mère. Je vois une larme qui coule de ses beaux yeux. De ses beaux yeux bleus. Une larme qui me dit qu’il est malheureux d’être ainsi enfermé dans le mutisme de sa maladie. Une larme qui me dit qu’il est inquiet de ne plus pouvoir protéger ses fils. Une larme qui me dit que, oui, je dois sauver maman, l’amour de sa vie. Son roc. Son repère. Son univers.
— Mmmaaannn, mmmaaannn, essaye de s’exprimer mon père qui a certainement beaucoup à dire.
— Docteur, continue ma mère en prenant la main droite inerte de mon père, maintenue par une bande sur une attelle, oui, c’est cela même, je souffre à mon mari que j’aime tellement. Je me sens impuissante et épuisée, et puis je ne supporte pas qu’il m’appelle maman, ça me rend folle qu’il puisse me prendre pour sa mère. Vous l’avez entendu docteur, et depuis son AVC, c’est comme ça toute la journée, il fait mmmaaannn, mmmaaannn, maman, maman, je n‘en peux plus, je ne suis pas sa maman, continue ma mère en pleurant.
J’ai 30 ans. Je ne veux pas entendre ma mère pleurer. C’est trop violent. Trop triste. Trop injuste. Je dois la sauver. Je veux lui dire qu’on va trouver une solution et que papa ne dit pas maman, papa fait mmmaaannn, mmmaaannn, car phonétiquement, c’est le son le plus facile à prononcer. Mais d’autres mots sortent tout seuls de ma bouche, d’autres mots que je n’ai pas désirés, d’autres maux dont je n’ai jamais parlé.
— Docteur, je dis, je souffre à l’homme qui a abusé de moi lorsque j’étais enfant, j’avais 8 ans, mais ce n’était pas mon papa.
— Moi, je sais qui c’est, intervient Ferdinand, mais je ne le dirai pas, sinon il me tuera. Je suis sûr d’ailleurs que c’est à cause de ça qu’aucun de nous ne va bien.
Avant même que ma mère ne puisse dire un mot, les miens de mots continuent tout seuls à sortir de ma bouche comme s’ils n’en pouvaient plus que je les aie gardés si longtemps secrets :
— Je souffre aussi à l’homme qui m’a violée à Saint-Tropez lorsque j’avais vingt ans.
Un silence s’établit dans le bureau du docteur. Ne voulant pas ajouter à nos schizoproblèmes, ma détresse, ce n’est pas le sujet, je suis ici pour sauver ma maman, pas pour parler de moi, et encore moins de mes drames que j’ai toujours cachés, justement pour ne pas faire souffrir ma mère, je reprends aussitôt la parole :
— Je souffre aussi à mon papa qui savait si bien me dessiner. C’est vrai, docteur, mon papa a un talent de fou. Même paralysé, il a réussi à faire mon portrait de la main gauche, le trait est parfait, j’ajoute en serrant mon père dans mes bras. Voilà, je souffre à mon papa à qui je n’ai jamais dit que je l’aimais. Nous étions toujours si pressés, si pressés, je répète, c’est ça la vraie folie de ne pas s’arrêter pour prendre le temps de dire que l’on s’aime.
Maman inspire alors profondément et dit :
— Je souffre au cancer généralisé que l’on vient de me détecter. J’en ai plus que pour quelques mois. Qui va s’occuper de mon mari paralysé et ruiné quand je serai dans le trou ? Je ne veux pas que Cécile prenne mon relais à faire à manger à ses frères et à son père, elle a mieux à faire.
Je vais pour parler, pour dire à ma maman que je vais trouver une solution, que je vais la soigner, qu’elle ne va pas mourir, mais ma maman enchaîne :
— Je souffre aussi à notre manque d’argent. Un client de mon mari l’a arnaqué, c’est pour ça qu’il a eu son AVC, ça l’a stressé, paniqué, inquiété, il est tombé et ne s’est jamais relevé. Avec Cécile, nous avons fait un procès, nous l’avons gagné, l’usine qui fabrique les toilettes design et écologiques que mon mari a créées nous doit des millions de francs, mais ils ont déposé le bilan pour ne pas nous payer, et ont construit une nouvelle usine juste à côté pour fabriquer les mêmes toilettes avec juste quelques différences afin qu’on ne puisse pas les accuser de plagiat. Je suis obligée de vendre la maison familiale. Mes fils n’auront plus de toit. Avec mon mari, nous irons vivre chez notre fille Cécile.
Affolés, Ferdinand, André et Gustave se lèvent ensemble et crient en choeur :
— Mais maman, où allons-nous habiter si tu n’as plus de maison ? On ne veut pas terminer à la rue.
Un mois plus tard, mon papa est mort à minuit d’une crise d’épilepsie tandis qu’un docteur essayait de le réanimer. Neuf mois après, ma maman est morte de son cancer généralisé dans mes bras, dans la chambre de sa maison d’enfance où elle est née.
Je n’ai pas pu sauver mes parents. Je n’ai su que les aimer ».
Sylvie Bourgeois Harel.