PARIS : « L’agora était un vrai bordel ! », José MORALES
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PARIS : « L’agora était un vrai bordel ! », José MORALES
José Morales – Cette idée d’anticiper sur le devenir et mettre les racines devant nous est très belle, je pense que vous avez raison.
J’aimerais, quant à moi, parler de désordre, en termes politiques. C’est une notion qui est souvent associée à la ville, à son organisation alors que pourtant, l’homme a toujours déployé beaucoup d’efforts à mettre de l’ordre dans les villes. Heureusement les villes ont toujours résisté à l’ordre, depuis la Grèce antique – l’agora était un vrai bordel ! Et moi j’adore ce désordre.
Or, la gouvernance qui se joue aujourd’hui dans les grandes métropoles n’a aucunement conscience de l’échelle des territoires, je peux en parler en tant qu’élu. On est dans un combat politique permanent, où les missions sont floues en matière d’économie, d’aménagement, de transports en commun… donc heureusement qu’il y a du désordre !
Matthieu Poitevin – À mon avis, le désordre c’est ce qui crée la vie, c’est l’accident. S’il n’y a pas d’accident, il n’y a pas de créativité.
Je voudrais revenir sur cette idée de chasser les racines devant soi. Je lis actuellement un livre intitulé « Ni loup ni chien » qui évoque un vieux chef indien en Amérique où il est dit, pour parler de déconstruction, que les Blancs construisent des cages, quelle que soit la manière dont on construit. Le Blanc est arrivé dans un pays qui n’était pas le sien et il a tout détruit pour installer des petits carreaux de terre auxquels il a donné un prix, alors que les Indiens vivaient sur les grandes plaines et n’avaient que faire des petits carreaux. Ensuite, il a mis des immeubles sur les petits carreaux, donc des petits carreaux dans des petits carreaux. Puis, il en a fait des appartements, un vertige de carreaux, en somme.
La question que je trouve magnifique, c’est donc comment déconstruire ces cages, à la manière de l’Indien qui se fout de la liberté : il dit qu’on ne peut pas la lui donner, puisqu’il était libre, donc on ne peut pas lui donner ce qu’il avait déjà. En revanche, ce qu’on lui a enlevé, c’est l’honneur, un peu comme nous, les architectes – ce qui se passe en termes de création, c’est qu’on nous a enlevé notre honneur. Notre honneur de faire, de créer, de considérer l’architecture comme une discipline culturelle qui nous permet d’anticiper le monde de demain. Et je pense que seules les personnes, aujourd’hui, qui peuvent pousser leurs racines devant elles, ce ne sont pas les politiques mais bien les créateurs, en particulier parce qu’ils intègrent la question de l’accident.
Emmanuel Perrodin – Je suis très fort en accidents, notamment quand il est question de betterave ! [allusion au banquet du festival de la ville sauvage en 2022]
Ce qui caractérise pour moi la cuisine, et c’est une des raisons qui fait que j’aime autant la ville où je vis, c’est que les choses se sédimentent, elles ne se fossilisent pas. C’est bien un art de la sédimentation qui ne cesse de se construire et de se déconstruire – même les recettes qu’on dit « patrimoniales » datent au mieux de quelques dizaines d’années, en revanche leurs racines sont beaucoup plus profondes et sont les variations d’interprétations culinaires anciennes. Et la force de Marseille, c’est aussi sa capacité à écrire des histoires, comme celle totalement fantasmée de Protis & Gyptis autour d’un repas fondateur et d’une histoire d’amour entre un marin grec et la fille du chef des Ségobriges (tribu autochtone).
Cette histoire illustre bien cette capacité à faire systématiquement un pas de côté, mais elle incarne aussi une chose extrêmement importante qui caractérise la cuisine française, c’est qu’elle est nourrie de tous ces produits venus d’ailleurs, d’abord arrivés par Marseille, à l’exception notable du chocolat.
SOURCE : « Être dans la liberté́ du devenir », la revue de l’architecture euphorique 05