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PARIS : Géohistoire, de Christian GRATALOUP

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PARIS : Géohistoire, de Christian GRATALOUP

Qu’est-ce que la Géohistoire ?

Concept développé par Christian Grataloup dans son ouvrage éponyme, la géohistoire étudie l’ensemble des sociétés qui cohabitent sur Terre, leurs interrelations et leurs divergences. Un ouvrage qui conduit implicitement à la critique d’une vision universaliste de l’histoire pour mieux rendre compte de la diversité des peuples.

Christian Grataloup est un géographe universitaire qui s’est longuement intéressé aux aspects épistémologiques de sa propre discipline en la confrontant aux approches d’autres sciences humaines, notamment l’histoire. Depuis quelques années, il nous a habitués à la publication régulière d’atlas historiques (de la Terre, du Monde, de la France) très bien construits, notamment pour le grand public. En 2023, deux ans après la publication d’une Nouvelle histoire de l’humanité par l’anthropologue anarchiste David Graeber, il apporte une riche synthèse de ses travaux récents dans son Autre histoire des humains sur la Terre. Appuyée sur de très nombreuses cartes originales, auxquelles s’ajoute un bel atlas central d’une soixantaine de pages en couleur, elle met clairement en perspective le concept singulier et percutant que Grataloup défend depuis longtemps : la géohistoire.

Qu’est-ce que la géohistoire ? Certainement pas un concept fourre-tout utilisé pour nous rappeler à la banalité qu’il existe toujours une géographie là où il y a une histoire. C’est en tout cas ce que l’on comprend fort bien quand on se confronte à son principal défenseur actuel : après l’avoir longuement théorisée (dans la lignée des travaux de l’historien Fernand Braudel), Grataloup a donné à la géohistoire une épaisseur et une capacité d’interprétation tout à fait remarquables pour analyser différemment, à travers la géographie partagée de « nos » mondes, les évènements qui se sont imbriqués dans nos histoires communes. Dans la définition qu’il en donne, la géohistoire étudie en effet l’ensemble des sociétés qui cohabitent sur Terre et leurs interrelations (géo) dans le but de saisir au sein d’un même mouvement des temporalités multiples et des dynamiques divergentes (histoire). En refusant toute hiérarchisation, il tente d’établir une distinction entre des mondes fortement connectés et d’autres qui le furent moins, questionnant un tropisme typiquement occidental qui ne pense l’histoire qu’à partir du Proche-Orient et de Rome, en passant par le « miracle grec ».

Pour y parvenir, il nous invite à un changement d’échelle pour repenser l’« origine du Monde » le long d’un « axe » très large, qui s’étendrait de part et d’autre de la Méditerranée (sans dépasser la « vraie frontière » du Sahara), des îles de Bretagne jusqu’à l’Insulinde, en passant par les Balkans, le Caucase, l’Inde, la Chine et l’Asie du Sud-Est. Au sein de cet axe géohistorique, le « beau treizième siècle » n’est pas seulement le temps des cathédrales, c’est aussi la pax mongolica, qui conduit conjointement l’ensemble de l’Eurasie vers une circulation rapide des innovations produisant des effets historiques décisifs : la poudre à canon, l’imprimerie à caractères mobiles, les premières monnaies d’échange, et peut-être même la boussole. Idem pour les grandes catastrophes, notamment la Peste noire, que la « myopie européenne » associe souvent à une série d’épisodes localisés, alors qu’elle concerne en réalité toute l’étendue géographique de l’« axe » dans une sorte de continuité dynamique. C’est donc une « quasi mondialisation terrestre », animée par la confrontation entre les empires sédentaires et les populations nomades des steppes, qui a permis une ascendance quasi continue jusqu’au milieu du deuxième millénaire, sans qu’aucune des entités politiques en présence n’ait été en mesure d’exercer un pouvoir géopolitique à cette échelle.

La bifurcation n’arrivera qu’au XVe siècle, quand, presque simultanément, l’extrémité occidentale de l’« axe » (Europe) prétend pouvoir « tisser le monde », alors que l’extrémité orientale (Chine) renonce à l’explorer. Selon Grataloup, si cette bifurcation relève bien d’un moment européen, il est difficile d’y voir un quelconque génie spécifique à l’Europe : d’autres « mondes » (terme que Grataloup préfère à « civilisations ») étaient potentiellement capables du même « exploit » au même moment. La feuille de route européenne est néanmoins claire : il s’agit de tracer une nouvelle route axiale, certes plus longue que les anciennes, mais entièrement contrôlée par les Européens, en passant par la mer (route des épices) et non plus par la terre (route de la soie). C’est la mission de Vasco de Gama, de Christophe Colomb, puis de Walter Raleigh ou encore de Jacques Cartier, qui découvrent de « nouveaux mondes », jusqu’alors déconnectés. Ce faisant, alors que la Chine choisit de rester un empire, l’Europe s’installe comme économie-monde. L’« axe » connaît une première distorsion qui conduira à un recentrage autour des nouvelles alliances de l’Occident. On connaît la suite de l’histoire, que Grataloup confronte à l’accomplissement du message christique, à la notion hégélienne de raison dans l’histoire, à la colonisation et à l’hubris, portées par le perfectionnement des moyens matériels et techniques. Après le « suicide du Vieux Continent » en 1914, elle finit par nous mener à la situation dans laquelle nous sommes aujourd’hui.

Au final, l’approche géohistorique de Grataloup conduit à une critique parfois implicite, mais souvent pertinente. C’est d’abord celle d’une histoire trop européo-centrée, qui remet les Européens à leur juste place dans le concert du monde, montrant qu’ils ne sont qu’une partie d’un ensemble bien plus vaste, dont tous les acteurs ont été, à un moment ou à un autre, constitutifs d’avancées communes au sein d’une géographie connectée. C’est ensuite une critique de l’universalisme, qui effleure le relativisme culturel : si ces « mondes » partagent une géohistoire commune, ils n’en demeurent pas moins des unités différenciées et non interchangeables, dont la diversité des milieux et des cultures constitue le moteur premier. Enfin, c’est en toute logique une critique du progrès, du modèle État-nation, et finalement des Droits de l’homme, en tant que désincarnation de la réalité des modes de vie et de la diversité des peuples. Par les temps qui courent, il n’en faut pas plus pour faire de Géohistoire un excellent livre.

Olivier Eichenlaub

SOURCE : Institut ILIADE pour la longue mémoire européenne.